Chronique politique
Le 19 juillet 2025, le président érythréen Isaias Afwerki est apparu, comme à son habitude, sur la chaîne publique Eri-TV, pour s’adresser aux siens , mais aussi, indirectement, à ses voisins et aux grandes puissances. Plus qu’une simple interview, cet exercice de communication avait les allures d’un message à double tranchant : une mise en garde frontale contre l’Éthiopie, et un rappel des positions d’Asmara sur la géopolitique de la Corne de l’Afrique.
D’emblée, le ton est donné. Le Parti de la Prospérité au pouvoir à Addis-Abeba est accusé de nourrir des velléités expansionnistes vers la mer Rouge, ambitions qualifiées de “fantaisistes” et “irréfléchies”. À l’en croire, l’Éthiopie chercherait à ouvrir un nouveau front contre l’Érythrée, avec un plan aussi cynique qu’archaïque : submerger militairement Asmara par des “vagues humaines”, en s’appuyant sur un arsenal moderne ( drones, missiles ) acquis récemment. Cette vision, digne d’une stratégie de dissuasion à l’ancienne, traduit surtout l’inquiétude persistante d’un pouvoir érythréen qui, depuis l’indépendance, vit dans la hantise du retour à la guerre.
Mais ce discours martial n’est pas sans conséquences. Car en pointant directement l’Éthiopie comme fauteur potentiel d’un nouveau conflit, Isaias Afwerki participe aussi, paradoxalement, à alimenter la tension dans une région qui peine déjà à se stabiliser après les séquelles du conflit du Tigré. Il est vrai que les relations entre Addis-Abeba et Asmara n’ont jamais été simples, faites d’alliances circonstancielles et de rivalités structurelles. Pourtant, accuser l’ensemble de l’establishment éthiopien de préparer une guerre peut difficilement contribuer à restaurer la confiance.
Plus largement, l’entretien diffusé par Eri-TV reflète une méfiance profonde vis-à-vis des dynamiques régionales et internationales. Le président érythréen s’en prend frontalement à ce qu’il appelle les “forces externes”, citant sans les nommer plusieurs pays du Golfe ; et notamment les Émirats arabes unis ; accusés d’encourager les visées maritimes éthiopiennes en investissant dans des projets à Assab ou au Somaliland. Dans cette lecture du monde, les puissances étrangères ne sont jamais de simples partenaires, mais toujours des acteurs de l’ombre qui attisent les conflits et brouillent les cartes.
Quant aux institutions régionales et panafricaines, elles sont jugées inopérantes ou dévoyées : l’IGAD ? “Inexistante”. L’Union africaine ? “Complice par inertie”. À ses yeux, les instances collectives ont échoué à créer les conditions d’un dialogue sincère et équitable entre États de la région.
Sur le plan international, le président Afwerki fait un distinguo appuyé entre l’administration Biden ( accusée de maintenir des “sanctions illégitimes” ) et l’équipe Trump, qu’il voit comme une opportunité de renouveau dans les relations bilatérales. Là encore, le pragmatisme stratégique l’emporte sur les considérations idéologiques.
Mais à force de se dresser contre tous, Asmara risque de se retrouver seule. L’obsession souverainiste, si elle est compréhensible, ne peut se substituer indéfiniment à une stratégie d’intégration régionale. D’autant que les défis sont immenses : insécurité transfrontalière, pressions migratoires, rivalités économiques et climat de méfiance généralisée.
Dans ce contexte, Djibouti, acteur pivot dans l’architecture de sécurité régionale, ne peut qu’appeler à la retenue et au dialogue. La stabilité de la Corne de l’Afrique repose sur la capacité de ses dirigeants à sortir des logiques de confrontation pour engager des processus d’apaisement durables. Cela suppose de reconstruire la confiance entre États, de revitaliser les mécanismes régionaux et de résister à la tentation des discours polarisants.
La voix d’Asmara mérite d’être entendue. Mais elle ne peut l’être pleinement que si elle s’inscrit dans un cadre multilatéral refondé, dans le respect des souverainetés de chacun, et en faveur d’une paix partagée.
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