La Chronique de l’Est s’associe à ce deuil de la disparition de l’un des grands écrivains de notre région à travers cet hommage posthume.
La littérature africaine est en deuil. L’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, monument des lettres est-africaines et infatigable défenseur des cultures africaines, s’est éteint mercredi 28 mai à l’âge de 87 ans. La nouvelle, annoncée par sa famille, a provoqué une onde de choc bien au-delà des frontières du Kenya, tant son œuvre et son engagement ont marqué des générations de lecteurs et de militants panafricains.
Un enfant de la colonisation, témoin des luttes
Né en 1938 à Kamiriithu, près de Nairobi, Ngugi wa Thiong’o a grandi sous le joug de l’oppression coloniale britannique. Son enfance, marquée par la violence du système colonial, a profondément influencé son écriture. Dans ses «Mémoires d’enfance «»( 2010), il raconte avec une lucidité poignante sa prise de conscience progressive des injustices qui frappaient son peuple. « Comme si j’émergeais de la brume », écrivait-il, dépeignant l’éveil d’une conscience politique forgée dans la douleur.
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Ngugi wa Thiong’o |
L’écrivain engagé, victime de la répression
Romancier, dramaturge et essayiste, Ngugi wa Thiong’o a fait de son œuvre un instrument de combat contre l’oppression. En 1977, son théâtre militant lui vaut d’être jeté en prison sans procès après la représentation de *Ngaahika Ndeenda («Je me marierai quand je le voudrai »), une pièce dénonçant les travers de la société kényane postcoloniale. Déclaré prisonnier d’opinion par Amnesty International, il est libéré en 1978 sous la pression internationale, mais contraint à l’exil.
Après des années d’enseignement aux États-Unis, où il devient professeur à l’Université de New York, il revient au Kenya en 2004, après la chute du président Daniel arap Moi. Mais son retour est tragiquement marqué par une agression violente dans son domicile, au cours de laquelle son épouse est violée et lui-même grièvement blessé. Cet événement, dont les motivations restent obscures, le poussera à s’éloigner à nouveau de son pays natal.
« Décoloniser l’esprit » : un héritage intellectuel majeur
Son essai “Décoloniser l’esprit” ( 1986) reste une pierre angulaire de la pensée postcoloniale. Ngugi y défend avec ferveur l’usage des langues africaines comme acte de résistance contre l’aliénation culturelle. Lui-même abandonne l’anglais un temps pour écrire en kikuyu, affirmant que « la langue est la mémoire collective d’un peuple ».
Son œuvre, imprégnée de marxisme et de panafricanisme, appelle à l’émancipation politique et culturelle du continent. Dans “Pour une Afrique libre” ( 2017), il explore des thèmes chers : l’estime de soi des Africains, la déconstruction de l’héritage colonial, et le rôle de l’écriture comme outil de libération.
Une revanche posthume sur la censure
Ironie de l’histoire, sa pièce “Ngaahika Ndeenda“, interdite pendant 45 ans, a connu une résurrection triomphale en 2022 sur les scènes de Nairobi. Un symbole fort pour un homme qui n’a jamais cessé de croire en la puissance de l’art pour transformer les sociétés.
Bien que régulièrement cité pour le Nobel de littérature, la plus haute distinction lui a échappé. Mais son influence dépasse les récompenses : Ngugi wa Thiong’o laisse une œuvre immense, un appel à la dignité et à la liberté qui résonnera encore longtemps.
Adieu, Mûkûrû wa Mûmbi (« le gardien de la mémoire »). La plume est tombée, mais la lutte continue.
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